Je me souviens aussi - est-ce vraiment un souvenir ou ce qu'on m'a
raconté ? - des jours de fête, Noëls, dimanches ou visites. Ma grand-
mère armée d'un tablier et de son rouleau « entrait en pâtisserie »>.
Quelquefois dix, douze gâteaux différents sur la table et deux jours
s entiers à pétrir, battre en neige, émulsionner, mouiller des biscuits de
thum ou de kirsch, rouler des pâtes, cuire des caramels. Et le moment
magique pour moi où l'on délogeait de la plus haute étagère de la cui-
sine les bocaux pleins de fruits confits et de pâtes d'amande colorées.
Et puis les petites billes de sucre argentées, les mimosas¹, les grains de
10 chocolat multicolores dont on parsemait la surface des mokas², les
roses en sucre et leurs petites feuilles transparentes. Ma préférence allait
aux longs bâtons collants d'angélique³ verte qu'on m'envoyait sucer
à l'écart pour que je cesse de goûter à tout. Des folies, des orgies de
gâteaux. Je ne sais quel était notre ordinaire - plutôt simple je suppose
mais le goût du faste régnait sur la table ces jours-là. La fête passée,
on mettait la semaine à terminer les desserts, aux petits déjeuners, à
tous les repas, aux goûters.
De cette époque je garde une recette que je n'ai jamais oubliée.
Pour ma sœur et moi il reste LE gâteau, le gâteau de mémé, le gâteau
20 de notre enfance. Il est d'ailleurs la seule réminiscence que nous ayons
en commun, puisque ma grand-mère, après la mort de nos parents,
éleva ma petite soeur alors que je partis dans ma famille paternelle - le
goût de ce gâteau reste donc le trait d'union de nos
enfances séparées. Je continue de le fabriquer pour
25 les Noëls et anniversaires, une manière de célébrer
un vestige, de perpétuer l'unique tradition familiale.
Anny DUPEREY, Le Voile noir, Le Seuil, 1992, Points,1997