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ANNA. - O Kean ! Kean ! il faut que vous ayez bien souffert!... Comment avez-vous fait ?

KEAN. - Oui, j'ai bien souffert ! mais moins encore que ne doit souffrir une femme... car je suis un homme, moi... et je puis me défendre... Mon talent appartient à la critique, c'est vrai... Elle le foule sous ses pieds, elle le déchire avec ses griffes ; elle le mord avec ses dents... C'est son droit, et elle en use... Mais, quand un de ces aristar­ques d'estaminet s'avise de regarder dans ma vie privée, oh ! alors, la scène change. C'est moi qui menace, et c'est lui qui tremble. Mais cela arrive rarement... On voit trop souvent Hamlet faire des armes pour que l'on cherche querelle à Kean.

ANNA. - Mais toutes ces douleurs ne sont-elles pas rachetées par ce seul mot que vous pouvez vous dire : « Je suis roi » ?

KEAN. - Oui, je suis roi, c'est vrai... trois fois par semaine à peu près, roi avec un sceptre de bois doré, des diamants de strass et une couronne de carton ; j'ai un royaume de trente-cinq pieds carrés, et une royauté qu'un bon petit coup de sifflet fait évanouir. Oh ! oui, oui, je suis un roi bien respecté, bien puissant, et surtout bien heureux, allez !ANNA. - Ainsi, lorsque tout le monde vous applaudit, vous envie, vous admire...

KEAN. - Eh bien, parfois, je blasphème, je maudis, je jalouse le sort du portefaix courbé sous son fardeau, du laboureur suant sur sa charrue, et du marin couché sur le pont du vaisseau.

ANNA. - Et si une femme, jeune, riche, et qui vous aimât, venait vous dire : « Kean, ma fortune, mon amour sont à vous... sortez de cet enfer qui vous brûle... de cette existence qui vous dévore... Quittez le théâtre... »

KEAN. - Moi ! moi ! quitter le théâtre... moi ! Oh ! vous ne savez donc pas ce que c'est que cette robe de Nessus3 qu'on ne peut arracher de dessus ses épaules qu'en déchirant sa propre chair ? Moi, quitter le théâtre, renoncer à ses émotions, à ses éblouissements, à ses douleurs ! moi, céder la place à Kemble et à Macready, pour qu'on m'oublie au bout d'un an, au bout de six mois, peut-être ! Mais rappelez-vous donc que l'acteur ne laisse rien après lui, qu'il ne vit que pendant sa vie, que sa mémoire s'en va avec la génération à laquelle il appartient, et qu'il tombe du jour dans la nuit... du trône dans le néant... Non ! non ! lorsqu'on a mis le pied une fois dans cette fatale carrière, il faut la par­courir jusqu'au bout... épuiser ses joies et ses douleurs, vider sa coupe et son calice, boire son miel et sa lie... Il faut finir comme on a com­mencé, mourir comme on a vécu... mourir comme est mort Molière, au bruit des applaudissements, des sifflets et des bravos !... Mais, lorsqu'il est encore temps de ne pas prendre cette route, lorsqu'on n'a pas franchi la barrière... il n'y faut pas entrer... croyez-moi, miss, sur mon honneur, croyez-moi !

Alexandre Dumas, Kean, acte II, scène 4, 1836.


Sagot :

un commentaire de texte ne s'improvise pas et ne se fait pas de la veille au lendemain.
la problématique: le métier d'acteur, grandiose et douloureux à la fois.
Trois parties : 1) la douleur
2) l'acteur jalousant un métier plus terre à terre
3) l'ambiguïté de l'acteur ne voulant être sauvé car il adore son métier
1) comparaison avec la douleur d'être femme ; définition d'un roi de pacotille
2) allégorie du métier de paysan
3)suite de métaphores signifiant qu'il ne peut quitter ce métier
conclusion: ce métier ne comporte pas que les avantages que le spectateur peut voir: il consumme et colle à la peau.